Par Florent Tafani
Mathilde rit sans s’arrêter. Sam regarde qui rit. Magali nettoie le micro entre chaque numéro. Thibault psalmodie son texte telle une incantation. Rosalie ne lâche pas sa guitare. Anthony garde la main levée même quand il parle. C’est le jour incontournable de la semaine pour les humoristes : l’un des fameux vendredis. Plus communément appelé Création de numéro pour la scène, un cours phare de la formation Création humoristique.
Vendredis : le point d’orgue de la semaine
Chaque vendredi a lieu la présentation des numéros d’humour travaillé toute la semaine (en plus des autres cours) devant ses pairs et professeurs. Certaines et certains vous le diront, ce n’est pas que la fin d’une semaine de cours. C’est l’aboutissement d’un travail colossal qui recommencera la semaine suivante. C’est la crème sur le cappuccino, la cerise sur le sundae, le climax d’un épisode de série télé hebdomadaire, la couronne qui vient s’asseoir sur un empire de mots écrits et raturés à un rythme effréné. Ces mots, ils doivent désormais rentrer dans le rang sur une feuille. Et cette feuille doit accompagner l’humoriste lorsqu’il ou elle jouera son numéro.
Un peu comme la sacrosainte des cours de la formation Création humoristique. Une tradition immuable qu’on n’ose pas toucher dans l’horaire. On n’y échappe pas. On ne s’en détourne pas. Peu importe les angoisses, les crises de panique ou d’impatience qu’il engendre, il faut l’affronter. Même si parfois, cela prend l’allure d’une bataille face à un monstre mythologique qui semble impossible à vaincre car on ne sait pas par où l’attaquer.
Avant le vendredi
Pas si impossible, car avant d’arriver aux vendredis, chaque membre de la cohorte passe par un processus créatif bien ficelé. Leur semaine de création commence durant… la fin de semaine. Chacune et chacun réfléchit à ce qui pourrait fait l’objet d’un texte humoristique. Première étape : le présenter à ses deux professeurs le lundi. Gabriel Poirier-Galarneau et François Tousignant étudient chacun les propositions, donnent des conseils, des directions, des éléments additionnels d’inspiration. Attention. Aucunement question de leur imposer un cadre. Chaque personne de la cohorte a droit à son univers. Ici, nous donnons une boite à outils qui permettra de le présenter avec plus de justesse.
À la suite de cette rencontre, chacune et chacun repart dans son antre de création pour retravailler son texte, l’apprendre, le jouer. Souvent, tout se joue à un mouchoir de poche : « moi je finis mon texte le jeudi soir à genre minuit, pis je me lève à 6h le vendredi pour l’apprendre toute la matinée avant d’aller à l’école à 13h » diront certains.
Le jour J
Vient enfin le jour tant redouté. Tant attendu aussi. La marmite d’émotions bouillonne. Il n’y a rien de mieux à l’École nationale de l’humour qu’une ambiance de vendredi. Le sol vibre, les murs tremblent, les chaises se bousculent, ça parle fort. Ça rit, beaucoup, sûrement pour déjouer le stress du moment où il faudra faire rire ses camarades sur commande, celles et ceux qui nous suivent depuis des mois et qui deviennent de plus en plus difficile à surprendre.
Magali ouvre le bal avec ses interrogations sur la gestion trentaine, puis sa quarantaine. Virginie puise dans son passé de vétérinaire pour raconter des situations compliquées auxquelles elle a dû faire face. Audrey Ann, elle, n’épargnera pas les enfants, ces ordures qui lui ont fait passer un enfer chaque été lorsqu’elle était monitrice. Anthony revient sur un moment de l’école où il a dû roaster une personne handicapée (à la demande consentie de cette dite personne). Gabriel nous plonge dans ses terreurs nocturnes conjuguées à ses paralysies du sommeil. Jérémy offre un plaidoyer sur le défi d’être engagé. Thibault écorche le chantage affectif bien connu des parents : « tu manges pas tes brocolis alors que des petits Africains meurent de faim ». Elizabeth conte, avec ses mimiques habituelles, comment elle craint d’avaler une pilule. Thomas dépeint avec justesse les relations compliquées entre les membres d’une même famille. Samuel, qui vient de s’incorporer, dépeint sa vie de travailleur autonome déjà au bord de la faillite. Rosalie casse le rythme avec une chanson scabreuse en se basant sur les jeux de société. Enfin, Mathilde conclut avec sa passion pour les rats.
Entre exigence et bienveillance
Ce furent douze univers. Douze mondes qui sont passés sur scène et se sont dévoilés à nous. Il n’y a pas de formatage comme on pourrait parfois l’entendre à l’extérieur. Chaque personne est libre d’explorer ce qui la touche. Et à aucun moment durant le cours, les professeurs répriment ou jugent les inspirations des étudiantes et étudiants. Les numéros s’enchaînent, toutes et tous exposent leur point de vue sur le numéro qui vient d’être joué. Rétroactions, conseils, critiques. Dans un souci permanent de bienveillance, mais surtout d’exigence. Rien n’est laissé au hasard. On décortique le propos, on le questionne, on essaie de comprendre ce qui est dit ou ce qui a voulu être dit, pour mieux l’amener à un niveau supérieur. Certains numéros passés sur le grill sont étampés du sceau « Club Soda ». Cela signifie : ton numéro a été suffisamment bon pour être un numéro de fin de session.
Enfin, sonne la cloche. C’est la fin de ce marathon. Du moins pour cette semaine. Car demain, samedi, il faudra recommencer.
Fait intéressant : chaque humoriste sortant de l’école aura écrit et joué 18 numéros de 5 minutes, dont 3 ou 4 qui auront fait l’objet d’un travail plus approfondi car il se retrouve sur scène devant le grand public. Alors finalement… vive les vendredis ?